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Mondialisation

Dossier N° 9 - Mondialisation, connaissance et réseaux scientifiques

01/03/08

La révolution des technologies de l’information et de la communication accroît de manière exponentielle la vitesse de circulation des idées à travers le monde et bouleverse l’organisation  traditionnelle des commu-nautés scientifiques. Renforcée par la facilité avec laquelle les chercheurs se déplacent, une véritable « mondialisation des connaissances » se met en place. Quelles sont les origines historiques de cette mondialisation scientifique ? En quoi la multiplication des échanges influence-t-elle les conditions de production des résultats scientifiques, la forme et le contenu de ces résultats, ainsi que les façons de travailler des chercheurs ? Quels liens la science mondialisée entretient-elle avec les intérêts politiques et stratégiques des États ? Enfin, le savoir devenant un actif immatériel au centre de nos économies, qu’en est-il des stratégies d’entreprises dont la valeur repose de plus en plus sur leur portefeuille de brevets et la capacité créative de leurs équipes ?1

UNE BRÈVE HISTOIRE DE LA MONDIALISATION DES SCIENCES  

La mondialisation des sciences n’est pas un phéno-mène récent. Les historiens font remonter ses origines au XVIe siècle. Parmi eux, Kapil Raj nous a exposé la manière différente dont les relations entre science et mondialisation ont été conçues selon les époques, les aires géographiques et les écoles  de pensée.

Il existe deux grandes façons d’aborder l’histoire de la mondialisation des sciences. Tout d’abord, on peut considérer que la science moderne, qui s’est princi-
palement développée en Europe, est l’héritière des traditions savantes anciennes (des sciences grecques par exemple, transmises à travers la civilisation arabe, qui irrigue le monde méditerranéen au moment de la Renaissance). Le grand historien Joseph Needham illustre cette position par  une métaphore : les diffé-rentes traditions scientifiques sont autant de fleuves qui nourrissent l’océan du savoir pour former la science moderne. 

Selon une autre optique, on pense la science moderne comme spécifiquement occidentale, née en Europe ex nihilo. Notre continent entretient alors une relation de diffusion à l’égard du reste du monde, position qui va de pair avec l’expansion européenne à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Dans ce cadre, les Européens suscitent l’émulation des peuples qui entrent en contact avec eux et dont les sciences héritées restent des reflets imparfaits de la science occidentale originelle. Cette dernière devient mondiale par ce processus de diffusion. 

Selon Kapil Raj, indépendamment de ces questions d’origine et de diffusion, les historiens ont réévalué les manières mêmes dont nous concevons la science : est-elle seulement une démarche scientifique (le summum d’un raisonnement rationnel) ou plus largement un ensemble d’attitudes et de pratiques culturelles spécifiques se  développant à l’intérieur d’une société donnée ? On insiste particulièrement sur cette seconde définition depuis une trentaine d’années. Historiquement, ces pratiques scientifiques ne sont d’ailleurs pas limitées aux universités et académies savantes : une véritable sociabilité scientifique s’est développée dans les cafés (XVIIIe siècle) et de manière plus ancienne encore dans les compagnies de commerce (dès le XVIe siècle). 

Ces compagnies de commerce ont été des lieux de premier ordre pour l’édification et la mondialisation des sciences. Elles dépendaient en effet de la navigation, de ses principes et instruments, de la capacité à aller loin et à revenir, ce qui nécessitait une mesure fine de la Terre et des océans. Il fallait par ailleurs connaître les produits que l’on rapportait, bien distinguer les différents types de graines, de tissus ou de pierres, évaluer leur qualité, leurs propriétés, leurs origines, savoir sur quels marchés les trouver ou les revendre, etc. Autant de  connaissances qui se sont construites au fur et à mesure que progressaient les échanges, et qui, en retour, les ont facilités. 

Si certaines sciences, considérées comme des types-idéaux de la rationalité moderne, ont été édifiées en milieux confinés (mathématiques et physique notam-ment), d’autres se sont  construites progressivement comme savoirs de « plein air » et au contact d’autres territoires ou modes de vie : médecine, géographie, cartographie, linguistique, ethnologie, botanique, etc.

   L’exemple de la botanique est très éclairant ; il nous renseigne sur les différentes façons de concevoir l’ouverture sur le monde. Un ouvrage célèbre de 1563, édité à Goa, qui constitue sans doute le premier traité de botanique moderne,  met en scène un dialogue entre un Portugais et des savants asiatiques. Il a été rapidement diffusé et lu par les Hollandais, très entre-prenants et sensibles au  commerce. En revanche, il n’est arrivé en France qu’en 1730 et fut rejeté par Jussieu et ses collègues, non parce qu’il était de mauvaise qualité mais parce que l’on considérait alors que ce qui se passait hors de nos frontières n’avait que peu d’intérêt. Il se disait que la botanique avait pour but essentiel d’identifier les plantes de France, notre pays étant censé abriter tous les climats et donc toutes les espèces végétales. L’histoire a montré que la position hollandaise était intellectuellement plus constructive et économiquement plus profitable.  

LA FRANCE ET LA MONDIALISATION DE LA RECHERCHE 

Si les sciences sont internationales depuis longtemps, on observe surtout aujourd’hui une intégration croissante des stratégies de recherche des laboratoires « académiques » selon Ghislaine Filliatreau. Cette extension des collaborations internationales est liée à la nécessité d’obtenir une visibilité maximale et d’aborder les problèmes en combinant différentes compétences. Il en résulte une concentration et une spécialisation des réseaux internationaux les plus performants. Il y a aussi une convergence des agendas de recherche et des taux de citations des pays.

Qu’en est-il de la France dans ce jeu ? En 2005, notre pays arrive au cinquième rang mondial pour les dépenses de R & D, au treizième pour l’intensité de dépenses de R & D (mesurée par les dépenses d’investissement en R & D sur le PIB), au sixième rang en part de publications scientifiques, et au douzième en indice d’impact (mesuré à partir des citations des publications). Au cours des dix dernières années, le financement international de la R & D a sensiblement augmenté ; pour les laboratoires publics, cette augmentation est largement liée à des financements européens.  

En outre, la France est en quatrième position pour l’accueil d’étudiants étrangers dans l’enseignement supérieur. En revanche, les étudiants et chercheurs français sont eux relativement peu mobiles. Si la France collabore beaucoup avec l’étranger, sa visibilité globale reste modeste, notamment du fait de l’hété-rogénéité de son système d’enseignement et de publication. Enfin, Ghislaine Filliatreau souligne que les pays asiatiques sont des partenaires encore assez peu présents, même si les collaborations avec eux sont en nette augmentation. 

Au-delà de ces constats, quelles sont les pistes qui se dégagent pour les politiques publiques ? À court terme, il s’agit d’encourager l’insertion dans les réseaux d’excellence, en mettant l’accent sur des centres spécialisés à forte visibilité et des séjours à l’étranger dans des laboratoires de pointe de pays dynamiques.

À moyen terme, il faut développer des spécialisations de niveau mondial, par la constitution d’équipes d’excellence soutenues par des infrastructures importantes et utilisant des techniques innovantes issues des recherches françaises. Pour alimenter ce mouvement, nos politiques doivent s’orienter vers la sélection de recherches risquées ou systématiques. 

À plus long terme, la France doit promouvoir l’accueil des étudiants étrangers dans une optique d’insertion internationale (spécialisation, recherches ciblées en lien avec ces pays) et encourager la mobilité des chercheurs français.  Les domaines de collaboration seraient ainsi sélec-tionnés en fonction des dynamiques des pays partenaires et de leurs besoins à venir, ces derniers pouvant être considérés comme autant de marchés potentiels. Des indicateurs  simples pourraient être utilisés  pour récompenser à court terme les actions dont les gains ne peuvent intervenir qu’à long terme et lever ainsi les contradictions, inhérentes à toute politi-que publique, entre objectifs immédiats et réalisations secondaires.  

MONDIALISATION DES SCIENCES ET ENJEUX GÉOSTRATÉGIQUES : LA MISE EN PLACE D’UNE DIPLOMATIE SCIENTIFIQUE 

Pour comprendre la manière  dont la France s’insère dans la mondialisation des sciences, il faut selon Christian Thimonier prendre en considération deux aspects. D’une part, la France en tant que « berceau des Lumières » fonde une partie de son identité sur la diffusion du savoir. Ce souci rejoint des objectifs de civilisation globale et d’universalité. D’autre part, la science est un attribut de la puissance des États dans la compétition qu’ils se livrent. Le rôle de la diplomatie scientifique consiste à répondre à ces enjeux globaux en jouant sur les deux tableaux, dans des domaines aussi divers que le climat, la santé, l’agronomie, la sécurité, etc. 

Nous sommes dans un monde où les échanges scientifiques et techniques sont un ingrédient incontour-nable des pratiques diplomatiques quotidiennes. Cette évidence est parfois oubliée dans un pays de tradition littéraire et artistique. Le ministère des Affaires étrangères envisage d’ailleurs de pallier ce problème en créant une grande « direction générale des affaires globales », qui réunirait  les problématiques de la recherche scientifique à l’échelle mondiale avec d’autres pratiques diplomatiques plus courantes. 

La diplomatie scientifique doit être adaptée aux types de pays avec lesquels la France entre en relation. Il y a tout d’abord les pays avec qui nous sommes en compétition. Ces derniers disposent d’un large éventail d’activités scientifiques, y compris sur des secteurs parfois très spécialisés. Les réseaux de conseillers et d’attachés scientifiques en poste à l’étranger ont avant tout un rôle de veille. Dans le même esprit, le ministère de la Recherche s’est doté d’un bon instrument d’observation des politiques sectorielles, qu’il serait  maintenant nécessaire de croiser avec des priorités géographiques.  

Les relations avec les pays émergents sont bien sûr différentes. Ceux-ci nous concurrencent moins directement sur le plan scientifique, pour l’instant, mais il serait faux de croire que les pays industrialisés seront toujours les seuls à développer les activités de recherche et que les autres se cantonneront à la production de biens. Le temps de la compétition scientifique avec eux approche et il faut donc rapidement instaurer de véritables partenariats, en tenant compte de leurs besoins, de nos intérêts, des rapports de force et des enjeux politiques de la coopération scientifique.   Enfin, un troisième type de relations est à envisager avec les pays les moins avancés, et notamment certains pays africains avec lesquels la France entre-tient traditionnellement des liens étroits. Dans ce cas, il s’agit de repérer des niches de recherche intéres-sant les deux parties, et ce sans négliger les compléments que la recherche privée peut apporter aux initiatives politiques.  

Pour Christian Thimonier, une priorité pour les prochaines années réside dans le marché, en plein essor, de la formation. Par exemple, les pays du Golfe veulent se doter d’instituts d’enseignement et de recherche, reconnaissant ainsi la science comme un atout pour leur développement et leur puissance.  Une deuxième priorité pour la France est d’attirer plus de chercheurs étrangers, quelles que soient leurs origines. Il faut améliorer l’attractivité du pays, développer des relations inédites et dépasser le partenariat privilégié avec les chercheurs du Maghreb pour renforcer les liens avec les pays d’Asie et du reste de l’Afrique. Autre priorité, le positionnement de la France dans les projets de grands équipements. ITER, par exemple, suscite beaucoup d’espoir. Les enjeux liés à la mise en place de ces grandes synergies au niveau mondial n’apparaissent pas encore  assez clairement pour la France. Son rôle dans les institutions multilatérales de ce type n’est pas encore très affirmé.  

Pour finir, Christian Thimonier indique que le préalable à une diplomatie scientifique d’envergure mondiale reste l’organisation de la recherche en France, et surtout son évaluation, dont la dimension internatio-nale est trop souvent insuffisante.   

LE POINT DE VUE DES ENTREPRISES 

La mondialisation de la R & D au sein des entreprises a commencé dans les années 1970, rappelle Wolf Gehrisch. Dès cette époque, des sociétés étrangères ont établi des centres de R & D en Chine, en Inde, au Japon, à Singapour, aux États-Unis, etc. Les moti-vations de ces stratégies  résidaient déjà dans la proximité des marchés, les compétences locales et les moindres coûts.  Cette mondialisation a été précédée de changements successifs dans l’organisation de la recherche. À la fin du XIXe et au début du XXe siècles, presque toute la recherche était conduite à l’extérieur des entreprises dans des laboratoires indépendants. C’est seulement dans les années 1960, à l’apogée des centres de recherche des grandes entreprises, que les activités de R & D ont été internalisées par les firmes.  

Un mouvement inverse s’est ensuite enclenché et 18 % de la R & D sont actuellement externalisés. À cette fin, les grandes entreprises développent des contacts avec les instituts, les universités et les sous-traitants privés prestataires de R & D. Au début, cette externalisation se pratiquait à l’intérieur des frontières nationales puis, au fur et à mesure que les grandes firmes conquéraient de nouveaux marchés, elles ont commencé à y établir des filières commerciales et des usines. Très vite, elles ont eu besoin d’un soutien technique local pour l’installation, le démarrage et la maintenance de leurs parcs de production, mais aussi pour adapter les produits aux marchés locaux. Aujourd’hui, le processus est encore plus poussé. Dès la mise en route d’une usine, par exemple en Chine ou en Inde, il faut procéder à un transfert de technologie et donc établir un centre local de R & D. Cela permet de bénéficier des compétences existant sur place. L’innovation est donc une activité de plus en plus mondiale qui s’appuie à la fois sur des transferts internationaux et des collaborations localisées.  

Le terme récent d’open innovation traduit l’idée que  la commercialisation d’innovations technologiques demande une coopération de plus en plus étroite entre entreprises, universités et autres institutions de recherche. Les entreprises admettent désormais qu’elles ont besoin de connaissances produites à l’extérieur. En particulier, les grandes entreprises ont  une vision mondiale de la localisation des connais-sances et de leur qualité.  

Dans ce contexte, pour Wolf Gehrisch, le rôle de la puissance publique est de favoriser l’émergence d’écosystèmes dans lesquels l’innovation peut fleurir. La mondialisation commence par des réseaux trans-frontaliers restreints, comme par exemple le « Triangle international d’innovation » Eindhoven-Louvain-Aix-la-Chapelle. En tant que seule région  high-tech en Europe à cheval sur trois pays, ce triangle montre que des frontières ouvertes sont une condition importante pour l’innovation.  

Une autre manière de s’ouvrir sur le monde est de le faire venir à soi. C’est ce qui s’est passé à Eindhoven, où Philips a transformé son laboratoire central en un campus high-tech, ouvert à tous ceux qui cherchent la proximité et la densité de partenariats dans des domaines technologiques proches. On y trouve ainsi Thales, IBM, ST Microelectronics, Sun, etc., mais aussi des petites structures et des start-up. 

En même temps, des universités du monde entier ont établi des réseaux de collaboration scientifique dans des domaines extrêmement variés. Outre-Atlantique, des universités telles que  Stanford ont construit de grands réseaux d’innovation avec des entreprises comme Intel, Microsoft et Hewlett-Packard, ainsi que des start-up technologiques, des jeunes entrepreneurs, des  venture capitalists, etc. Dans cet environnement foisonnant d’idées, Stanford a toutes les chances de jouer le rôle d’innovateur pour un marché récepteur. Néanmoins, il est nécessaire que les universités ne concentrent pas tous leurs efforts sur les activités profitables et qu’elles continuent à faire ce qui leur réussit le mieux : enseigner les sciences et faire avancer les connaissances par la recherche, sans entraves ni intérêts commerciaux. 

En Europe, des systèmes d’innovation centrés sur une université n’ont pas encore vraiment vu le jour, même si Grenoble, Cambridge et Oxford ne sont pas très loin d’un tel modèle. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il puisse être reproduit en Europe, où les établissements d’enseignement supérieur sont gérés très différemment. En revanche, les réseaux de grandes entreprises européennes n’ont rien à envier à ceux des firmes américaines. 

Aujourd’hui, certains réseaux englobent véritablement le monde entier. Les très grandes entreprises ont installé des laboratoires de R & D sur tous les continents, où ils ont tissé des liens avec les acteurs locaux : universités, instituts, fournisseurs, etc. Siemens, par exemple, a établi des centres de R & D sur d’autres continents dès 1977, dont les États-Unis (Princeton). Puis elle a ouvert un centre à Tokyo en 1986, à Pékin en 1999 et à Bangalore en 2004. Elle compte aujourd’hui 49 000 employés de R & D dans 150 localités et 30 pays. D’autres sociétés euro-péennes ont suivi des chemins similaires.

Cependant, les réseaux ainsi établis ne sont pas forcément bien interconnectés ni étroitement intégrés au réseau « central »  du  siège.  D’ailleurs, parler de « mondia-lisation » ne veut pas dire que les réseaux sont ouverts à « tout le monde » ou connectés entre eux ; loin s’en faut.

Les réseaux sont même souvent semi-fermés, cloisonnés, spécialisés par discipline ou par technologie.  Les grandes entreprises sont bien implantées, non seulement avec leurs usines et circuits de distribution, mais aussi avec leurs laboratoires  de  R & D.  Par exemple, on trouve aujourd’hui en Chine environ 750 centres de R & D qui appartiennent ou sont financés par des firmes étrangères. En Inde, on en compte plus d’une centaine. 

Parmi les régions les plus attractives pour l’investis-sement et le recrutement d’employés en R & D, la Chine figure en première place et l’Inde non loin derrière. La Russie et les autres régions de l’ancienne Union soviétique représentent également un pôle d’attraction pour l’investissement de R & D. Cela n’entraîne pas la destruction directe d’emplois de R & D dans les pays occidentaux, mais plutôt un non-investissement dans de nouvelles installations ou de nouveaux laboratoires.  

En conclusion, Wolf Gehrisch souligne que si les réseaux mondiaux offrent une grande diversité d’approches et de profils d’acteurs, il est parfois préférable de s’appuyer sur des réseaux locaux, où les contacts personnels et sociaux sont plus simples et où l’on parle plus facilement le même langage.


1 Ce dossier a été rédigé à partir des analyses présentées par Kapil Raj (EHESS), Ghislaine Filliatreau (OST), Christian Thimonier (ministère des Affaires étrangères) et Wolf Gehrisch (EIRMA), lors du Rendez-vous de la Mondialisation du 29 janvier 2008, animé par Claude Weisbuch (CNRS, École Polytechnique).

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