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Mondialisation

Dossier n° 20 - Multiculturalisme et Mondialisation

01/11/10

La mondialisation rend plus nette la perception des différenciations culturelles et sociales, dans des sociétés où l’autre est désormais mon semblable dans sa différence même, après avoir été mon égal dans le système démocratique et mon inférieur ou mon supérieur selon le système aristocratique antérieur. Cela impose de réévaluer le lien qui s’est créé dans le cadre de l’Etat-nation entre liberté individuelle et culture d’appartenance, alors que le multiculturalisme en est venu à couvrir des notions (et des réalités) très divergentes. Les propos tenus le 16 octobre dernier à Postdam par la Chancelière Angela Merkel, selon lesquels « le modèle multikulti a échoué, et même complètement échoué » ou la mise en cause par une partie des Républicains américains du modèle du «  melting pot », au profit du « salad bowl », lors des récentes élections de mi-mandat aux Etats-Unis illustrent la vivacité des réflexions en cours au sein de la plupart des pays occidentaux. Le modèle républicain français, résultant de la vision d’une  société pensée comme égalitaire, universaliste, non ethnique, et rejetant tout communautarisme est lui aussi questionné par ces dynamiques, et un détour par une approche de type plus anthropologique peut être utile.

FONDATION ET GENEALOGIE DU MULTICULTURALISM 

Première évidence,  selon Yudhishthir Raj Isar, la «multitude », liée à l’accélération de la mondialisation n’est plus une « donnée » car nous savons depuis Montesquieu que ;les peuples sont divers. Elle est devenue un « méta-narratif » ou « grand récit » qui accentue le phénomène de  « culturalisme » et le besoin de reconnaissance qui le sous-tend. Une confusion générale apparaît entre trois niveaux de perception : l’appréhension du fait social (les sociétés contemporaines étant de plus en plus mélangées), la constitution des pratiques, c’est-à-dire des modes d’articulation sociale de ces différences – qui se font d’ailleurs le plus souvent au niveau local -, et la construction d’une idéologie politique. L’ambiguïté est donc grande autour du concept de « multiculturalisme », ce qui incite Yudhishthir Raj Isar à lui préférer le concept de « diversité ethno culturelle ». Le problème racial aux Etats-Unis alerte sur le fait que ce n’est pas la culture qui en constitue le noeud gordien mais bien plutôt la justice sociale. Le « multiculturalisme », etc’estsans doute ce qu’a voulu dire Angéla Merkel, peut s’avérer inapproprié car trop statique, renvoyant à des sociétés se contentant d’une « simple » juxtaposition des différences en leur sein. Mais quel que soit son nom, il existe une même exigence dans toutes nos sociétés, européennes, africaines ou indienne : comment concilier au niveau d’un Etat-nation toujours indispensable la volonté politique d’unité et la réalité sociale d’une hétérogénéité sans cesse croissante de groupes sociaux pourtant voués à vivre ensemble ? 

Les Etats ont bien sûr répondu de manière différente à ce « casse-tête ». Yudhishthir Raj Isar s’interroge d’emblée sur la réalité tant vantée du « multiculturalisme » aux Etats-Unis, et sur les malentendus qu’il a selon lui engendrés. Preuve en serait le peu d’initiatives en la matière au niveau fédéral. On parle certes de minorités ethniques aux Etats-Unis mais on y parle encore davantage, aujourd’hui, de respect des préférences sexuelles ou du respect du genre. Le Royaume-Uni a quant à lui opté, dans un contexte post-colonial, pour l’égalité raciale mais connaît aujourd’hui un « retour de bâton », comme les Pays-Bas qui ont longtemps cru que leur système en piliers s’appliquerait avec la même efficacité aux « gens d’ailleurs », et notamment aux musulmans en provenance d’Afrique du Nord. Dans bon nombre de pays d’Amérique Latine, le multiculturalisme est là pour répondre aux revendications de groupes qui défendent leurs droits au nom d’origines antérieures à celles des autorités détentrices du pouvoir, ou au nom de discriminations passées. En Europe de l’est et en Europe centrale les minorités « nationales » veulent affirmer leur place dans des Etats-nations succédant aux empires « multinationaux ». Au final, aux côtés de pays ayant mis en place de véritables programmes politiques, à l’instar du Canada (pour « gérer » notamment le problème québécois) ou de l’Australie (qui a choisi de s’ouvrir à l’immigration en provenance des pays du Pacifique car elle en escomptait un poids politique plus grand), il existerait selon Yudhishthir Raj Isar relativement peu de pays animés d’un « vrai » respect du multiculturalisme. Il cite l’Inde, même si cet Etat ne s’en réclame pas stricto sensu, l’Indonésie, mais également l’Afrique du Sud qui se distingue par une constitution (1994) d’une grande modernité. 

 

Revenant sur un terrain plus théorique, Yudhishthir Raj Isar déduit de l’état des lieux antérieur trois « postures politiques » à l’égard des impératifs de la diversité. Il pose au préalable que l’« assimilationnisme pur », soit la totale ignorance de ces mêmes impératifs, est devenue impossible dans le monde contemporain. L’argument d’une culture nationale totalement homogène comme seul gage d’une stabilité de la communauté politique est de moins en moins convaincant et quasi irrecevable : 

1) le « procéduralisme » prend pour axiome principal la non intervention de l’Etat, garante d’une paix sociale qui, en ne mettant pas ou peu de barrières aux choix individuels, favorise l’expression maximale de la diversité. Mais Yudhishthir Raj Isar juge illusoire l’idée selon laquelle les citoyens, d’eux-mêmes, arriveront à un consensus autour des notions fondamentales comme le «Bien ». Il récuse également l’idée d’une neutralité de l’Etat. Celui-ci ne peut purement et simplement pas s’empêcher d’opérer des choix sur une base idéologique.

2) l’« assimilationisme civique » affirme la nécessité d’une culture politique partagée mais accepte l’expression des différences dans l’espace privé. Cette approche est répandue, notamment en France, mais la situation actuelle montre précisément combien la distinction sphère publique/espace privé est délicate, d’autant que la culture politique de toute communauté est contingente et évolutive. La contrainte qui en résulte s’exerce, certes, dans la sphère publique. Mais il s’avère qu’elle en arrive également à peser sur l’espace privé  

3) le « millet » fait de chacun un « être situé » au sein d’une communauté donnée à laquelle il est alors donné le droit d’« agir à sa guise ». L’exemple de l’empire ottoman met le doigt sur la faiblesse de cette approche car en réalité il n’y avait pas d’espace public. Le « millet » n’est pas « praticable », selon Yudhishthir Raj Isar, dans un environnement fortement mondialisé car il a le double désavantage de fixer les appartenances religieuses (ou autres), tout en bridant les appartenances multiples. 

Aucune de ces trois approches ne pouvant  pleinement concilier unité et diversité, Yudhishthir Raj Isar en appelle au final à une reconstruction des identités nationales, par l’intermédiaire de quatre principes : définition d’un socle de valeurs d’ordre politique plutôt qu’ethnoculturel / reconnaissance du droit à l’identité multiple /
conception « inclusive » de la « communauté nationale » / affirmation de l’égalité d’opportunités pour tous. 

 

MULTICULTURALISME ET DISCRIMINATION POSITIVE : REFLEXIONS A PARTIR  DU CAS AMERICAIN 

 

Les politiques de discrimination positive dans leur acception la plus large renvoient à une répartition des biens sociaux (emplois, promotions internes, positions à l’université, droits de propriété foncière, marchés publics, licences d’exploitation…..) aboutissant à la sur-représentation de groupes désignés. Il s’agit d’assurer une redistribution de ces biens sociaux, de façon à venir compenser, au moins partiellement, des injustices passées ou présentes. Existant dans plusieurs pays (Inde, Canada, Etats-Unis, Royaume-Uni, Sri Lanka, Malaisie….), ces politiques résultent soit de dispositions constitutionnelles (Inde, Afrique du Sud), soit de dispositions de la loi ordinaire (Canada), soit encore de décisions administratives ou jurisprudentielles (Etats-Unis). Leur application est circonscrite au secteur public (Inde) ou concerne le secteur public comme le secteur privé (Etats-Unis).   

 

Mais dans ce tour d’horizon, ce qui intéresse Daniel Sabbagh, ce n’est pas d’examiner ce qui relève des « actions positives » (ou procédures d’« outreach »), où la prise en compte de la diversité s’effectue au seul stade de la procédure initiale (examen des candidatures par exemple). Ce n’est pas non plus de s’intéresser aux « discriminations positives indirectes » (comme la politique de la ville), où une politique publique revendique la neutralité de ses procédures tout en ayant, en amont, défini ses paramètres en fonction de l’impact qu’ils pourraient avoir sur certains groupes désignés. Cela renvoie à « l’hypocrisie sociale » citée précédemment. Ce qui permet d’aller plus loin, c’est de se concentrer sur les cas de « discrimination positive directe » (ou traitement préférentiel), dans lesquels la prise en compte du facteur ethnique (ou de genre, ou de pratique religieuse, etc.…), explicite, est réalisée à tous les stades de la procédure.  

Heurtant frontalement le principe méritocratique, cette démarche est la plus controversée, mais aussi la plus instructive. Elle révèle très vite un premier paradoxe, qui tient au fait que ce n’est nullement un objectif de promotion de la diversité culturelle qui motive toujours les autorités publiques, mais bien plutôt une « menace crédible à l’ordre public ». L’Etat considère que la question du traitement des groupes minoritaires ne peut, à un moment donné, tout simplement plus renvoyer à la seule justice sociale mais met en jeu son propre monopole d’usage légitime de la force. Ainsi, comme le montre de façon récurrente l’Irlande du Nord, ou la Malaisie de la fin des années soixante, c’est la multiplication des émeutes qui incite les gouvernements à se placer sur le terrain de la discrimination positive directe. Ce fut le cas aux Etats-Unis après des émeutes raciales en 1964, sous la mandature du président Nixon et sous l’effet de la nécessité, alors qu’existaient des dispositions juridiques interdisant le principe même des discriminations au niveau fédéral, avant même le Civil Right Act.  

Comment s’est alors opéré l’« amalgame » dans les faits entre promotion de la diversité et recours aux politiques de discrimination positive directe ? Le cas américain est précurseur pour Daniel Sabbagh qui détaille l’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême à la fin des années soixante-dix, sur la base d’une affaire ayant sans surprise concerné l’Etat doté de la plus grande population d’immigrés (la Californie), et dans un domaine (l’accès à l’université) où la demande de mobilité sociale était la plus forte. Dans un arrêt de 1978, la Cour suprême définit les deux branches d’un compromis. D’une part, elle pose que tout quota racial pour ce qui est de l’accès àl’université est inconstitutionnel, mais n’en déduit pas pour autant l’impossibilité de toute prise en compte du facteur racial. En effet, dans un second temps la Cour estime que cette prise en compte est possible, à deux conditions : il faut premièrement qu’elle ait été réalisée de manière « flexible, individuelle, ponctuelle, informelle » et qu’elle constitue un élément supplémentaire d’appréciation du dossier d’un candidat. En d’autres termes, celui-ci ne doit pas se voir soustrait à la nécessaire concurrence avec les autres postulants. Deuxièmement la prise en compte du paramètre (racial en l’occurrence) doit servir la « promotion de la diversité culturelle», comprise ici comme la « diversité des expériences, des perspectives et des idées ». Il sera alors facile de justifier la place faite par exemple aux étudiants appartenant aux minorités visibles par la prise en compte de points de vue enrichissant le débat et donc la diversité des idées. Cette argumentation a, pour le juge américain, un grand avantage : elle le dispense de devoir sélectionner les bénéficiaires, ce qui l’obligerait à une évaluation du degré de discrimination dont ont souffert les citoyens qui l’ont saisi. Pour le juge, seul le Congrès est légitime pour procéder à une telle estimation, qui relève du champ politique et non du champ juridique. 

 

Revenant sur la référence à l’hypocrisie sociale, Daniel Sabbagh remarque qu’elle a toujours un coût. Il reste modéré aux Etats-Unis où la référence à la promotion de la diversité n’a pas fondamentalement, ou durablement modifié les programmes préexistants. Mais en France, où le terme de diversité s’est largement répandu, jusqu’à devenir une notion « attrape-tout », ce coût pourrait être plus élevé en termes de revendications, voire de concurrences communautaires sans que les décideurs puissent y faire face. 

Promouvoir un discours sur la diversité avant même de disposer d’instruments d’action publique efficaces est en effet fortement problématique.  

LE MODELE REPUBLICAIN FRANCAIS A L’EPREUVE DU MULTICULTURALISME 

Philippe d’Iribarne choisit de se référer d’emblée, pour cerner l’approche française du multiculturalisme, au concept d’« assimilationisme civique » cité précédemment. Celui-ci est bâti sur une nette dichotomie, voire une « muraille de Chine » entre un espace public voué à la stricte neutralité et un espace privé qui permet l’expression de la diversité. Le particularisme français en la matière tient à une extension de l’espace public, le rôle de l’Etat en France étant de tenir les individus à l’écart de toute pression de type communautariste. A l’inverse, dans une société comme celle des Etats-Unis, le rôle de la communauté est de protéger chaque individu contre l’Etat. 

Mais cette vision idéale française est vite contredite par le « vécu ». Plusieurs niveaux d’analyse viennent le confirmer. Dans un premier temps, Philippe d’Iribarne fait référence à un récent cas d’espèce de la vie quotidienne dans une crèche. Si l’on considère que cette dernière participe du service public, qu’elle fait partie de cet espace public se réclamant de la neutralité, il est alors légitime d’y interdire l’usage de la tenue islamique (le voile). Mais si, bien au contraire, on estime que cette crèche, de statut associatif, relève d’un espace privé, les conclusions sont bien sûr toutes différentes : il importe alors de respecter les diversités culturelles et l’usage qui en est fait. Il apparaît ainsi que toute la sphère sociale (logement, école, garde d’enfants, entreprises) n’est pas placée sous le signe d’un « régime purement privé », mais est constituée d’une série d’interactions entre les citoyens qui ne renvoie pas pour autant à un « régime purement public ». La figure presque parfaite obtenue par exemple, certes après un temps d’apprentissage, lors d’un suffrage (chaque personne dans le bureau de vote est traitée de la même manière quelle que soit son apparence) a déjà subi plusieurs aléas. En 1789, en se référant à la raison, on a souhaité mettre en place en France des départements carrés. Ce qui a émergé au final, ce sont des compromis qui ont dû faire place aux contingences et aux enracinements culturels, à l’instar de certaines mairies en Vendée où les crucifix sont toujours bien présents. En outre, l’environnement mondialisé d’aujourd’hui rend plus difficile encore la définition de ce qui est de la discrimination et de ce qui ne l’est pas, notamment dans le monde du travail. Les entreprises valorisent aujourd’hui le « savoir être » qui revient à « savoir s’entendre à demi-mot ». Mais précisément, comment s’étendre à demi-mot quand on n’a pas la même culture ?  

Les institutions de la République elles mêmes ont du mal à gérer cette délicate frontière et ce fragile équilibre. Philippe d’Iribarne en veut pour preuve une décision du Conseil d’Etat en 2009. Ce dernier a posé une règle selon laquelle si on peut franciser son nom de famille, on ne peut en revanche le « défranciser ». Plusieurs familles d’origine étrangère mais dont le nom avait été francisé par leurs ascendants ont souhaité revenir à leur nom d’origine et ont argué devant le Conseil d’Etat d’une volonté de rapprochement symbolique avec les racines culturelles, rapprochement ne mettant nullement en cause, selon eux, leur identité républicaine. Cela en vain, puisque la haute juridiction administrative a opposé à leur demande l’impossibilité d’adopter un nom à consonance étrangère. Le Conseil d’Etat lui-même serait donc pris en tenaille selon Philippe d’Iribarne dans le hiatus existant entre un « corps politique » qui se revendique de la neutralité et un « corps social » incapable de gérer une cohabitation harmonieuse entre principes posés et réalités vécues, d’où des « bricolages ».  Le Conseil d’Etat aurait tranché, en 2009, en faveur du corps social qui, enraciné comme il l’est dans une culture particulière, fait une différence entre un nom qui a consonance étrangère et le nom dénué de cette même consonance. Mais rien n’assure que dans une affaire similaire le Conseil  ne tranche pas à l’avenir en faveur du corps politique. Le troisième exemple permet au socio-économiste d’« enfoncer le clou » en renvoyant aux propos du Président de la République française après le référendum suisse sur la présence de minarets. Nicolas Sarkozy se réfère d’abord au principe républicain par excellence de liberté de conscience et du culte, valorisant le métissage et l’enrichissement mutuel. Mais dans le même discours, il fait une distinction entre celui qui accueille, offrant de partager son héritage culturel, et celui qui arrive et qui se doit de respecter ce qui existe déjà.  En élargissant le propos, Philippe d’Iribarne pose que les sociétés multiculturelles « réelles » (l’empire ottoman sous certaines réserves, et aujourd’hui l’Inde et les Etats-Unis) ont en fait des sociétés fortement ségrégées et inégalitaires. Dans les sociétés traditionnellement égalitaires (Japon), il y a en revanche peu de multiculturalisme. Il n’est pas anodin que le populisme rencontre actuellement le plus de succès dans les sociétés (du Nord de l’Europe, par exemple, comme la Norvège) qui ont affirmé avec le plus de constance leur refus de toute ségrégation. La différence entre corps politique et corps social permet au socio-économiste de revenir à la situation française, et de « boucler la boucle » en situant les enjeux en matière d’immigration, à laquelle renvoient la plupart des débats nationaux sur le multiculturalisme. Selon lui, si les immigrés en France connaissent une intégration (relativement) peu difficile dans le corps politique, il en va tout à fait différemment de leur intégration dans le corps social.  

LE MULTICULTURALISME A L’EPREUVE DE LA TRANSMISSION 

 Quarante ans de travail d’ethnologue dans les montagnes du Cameroun de l’Ouest ont appris à Jean-Pierre Warnier combien s’est développé, depuis déjà longtemps (et même depuis 5000 ans en Mésopotamie) un multiculturalisme d’avant la lettre. Un territoire, par exemple au Cameroun, de la taille de la Belgique, a vu ainsi cohabiter 50 langues, et 150 micro royaumes bénéficiant pour chacun d’entre eux d’une densité de population élevée. Ce vivre ensemble ne se résumait pas à une simple juxtaposition mais reposait sur tout un système d’interactions ou « système-monde » selon les théoriciens de l’histoire globale. C’est l’occasion pour Jean-Pierre Warnier de dénoncer avec force le « fantasme » colonial de l’ethnie close sur elle-même et à l’état de nature. Le débat sur le multiculturalisme se double d’un débat sur l’universalisme, opposé au particularisme, voire au communautarisme. Cet universalisme est un universalisme des droits humains qui renvoie au corpus juridique et philosophique des Lumières que nous, Français, croyons bien connaître, mais au-delà, plus fondamentalement encore, à l’universalisme rationaliste des Grecs. Cette approche s’illustre dans Les Suppliantes, tragédie d’Eschyle où les Danaïdes (venues de Libye et donc noires et africaines), cherchant asile auprès des citoyens de la cité d’Argos, revendiquent une origine grecque et donc la citoyenneté grecque, qu’elles obtiendront du roi Pélasge. Le premier universalisme, antérieur, repose, selon Jean-Pierre Warnier, sur la relation de parenté, renvoyant au concept central de filiation, et aux notions afférentes, tels la relation aux ancêtres, le patrimoine et l’héritage, l’identité, vecteur de biens, de mots, de valeurs inaliénables en dehors de la lignée. La filiation est universelle, bien que modulée de façon très divergente d’une société à l’autre car chaque groupe sait qu’il dispose de ces éléments suivant un axe vertical, et que l’autre groupe avec lequel il doit vivre dispose lui aussi de ces éléments selon un même axe vertical. Tout bien pesé, ce « modus vivendi » a relativement bien fonctionné, au prix de guerres de conquête, certes, mais sans pratiques génocidaires fondées sur les seules différences biologiques.  

Or, pour Jean-Pierre Warnier, ce n’est plus ce lien vertical que valorisent l’universalisme des Lumières et la civilisation européenne contemporaine, mais l’axe horizontal de la communication, vecteur des biens et des mots aliénables. C’est vrai du sens commun, pour qui l’important est de communiquer. C’est vrai des entreprises et des politiques, fort préoccupés d’information et de communication. C’est vrai des sciences de l’homme et de la société qui, impressionnées par le paradigme linguistique, survalorisent l’alliance, l’échange et la communication dans la définition du lien social. Les minorités sont alors « sommées » de se conformer à ce primat de l’échange et d’adopter les codes, y compris non verbaux, de la majorité, afin de participer au fameux « dialogue des cultures ». Cet axe horizontal est aujourd’hui entré en tension forte avec l’axe vertical de la transmission. Il en résulte une crise, nette, dont chacun est de plus en plus conscient. Il ne s’agit pas pour Jean-Pierre Warnier de privilégier l’une par rapport à l’autre, mais de chercher les moyens de créer une meilleure articulation. Sinon la situation restera ce qu’elle est, sans issue, avec un multiculturalisme qui « bégaie ». Pour cela, il invite à creuser les principes cités en conclusion de la première intervention, celle du Professeur Yudhishthir Isar. 

  


 (1) Ce dossier a été rédigé sur la base des analyses présentées lors du  20ème Rendez-vous de la mondialisation du 17 novembre 2010, par Yudhishtir Raj Isar, professeur à l’Université américaine de Paris, Daniel Sabbagh directeur de recherche au CERI, Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS et Jean-Pierre Warnier, professeur émérite et chercheur associé au Centre d’études africaines (EHESS-IRD). Ce Rendez-vous a été animé par Marie-Cécile Naves, chargée de mission au Centre d’analyse stratégique. Il a débuté par la diffusion d’extraits du premier  webcast « Identités et politiques de la diversité », issu de la publication « au fil des mots » du CERI. Dominique Schnapper, sociologue et ancien membre du Conseil constitutionnel et Denis Lacorne, directeur de recherche au CERI, y ont confronté leurs analyses sur les formes d’hypocrisie sociale entourant nombre de débats autour du multiculturalisme, et souligné, en s’appuyant sur la « figure »  de Barack Obama, combien le métissage est difficile à penser  aux Etats-Unis. C’est Vincent Chriqui, directeur général du Centre d’analyse stratégique, qui a prononcé le discours d’ouverture.  

 

 

 

 

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