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Les rendez-vous de la mondialisation

Mondialisation

Dossier n° 18 - « Dettes publiques des États de l’UE et mondialisation »

18/04/10

La crise économique a creusé les déficits budgétaires et fortement alourdi les dettes publiques des pays industrialisés. Maillon faible en Europe avec une dette publique dépassant 125 % du PIB en 2010, aggravée par le recours répété à des statistiques peu crédibles, la Grèce a plongé la zone euro dans la tourmente. La crise actuelle combine au niveau européen quatre paramètres : une crise du modèle économique (qu’est-ce que l’Union économique et monétaire sans fédéralisme budgétaire ?) et de la surveillance (inefficacité du Pacte de stabilité et de croissance) ; une crise institutionnelle au vu des insuffisances du traité de Lisbonne ; une crise de confiance des opinions publiques après les manipulations sur les comptes grecs ; et enfin une crise politique en raison de l’effritement de la solidarité de la part d’États membres réticents aux pertes de souveraineté budgétaire.Il importe de traiter cette question sous les quatre angles complémentaires de l’analyse économique, des dispositions juridiques, de la gouvernance économique et des considérations politiques1

 

LA PERCEPTION DES MARCHES SUR LA DETTE SOUVERAINE DE LA GRECE

Laurence Boone commence par détailler les prévisions des marchés sur l’évolution de la dette publique dans les pays de la zone euro pour les deux ans à venir. Même en prenant en compte les mesures d’ajustement annoncées, la dette publique brute de la Grèce pourrait dépasser 130 % du PIBen 2011. Les chiffres pour l’Italie sont proches, les dettes irlandaise et espagnole excéderaient respectivement 100 % et 70 % du PIB, tandis qu’au Portugal et en France on atteindrait un déficit de 90 % du PIB en 2011. À plus long terme, sur la base de projections purement mécaniques, les estimations présentées par Laurence Boone font état d’une dette grecque, avant toute prise en compte des effets du vieillissement en Europe, représentant 180% du PIB, chiffre colossal et posant alors de vraies questions en matière de remboursement. La Grèce a de surcroît le système le plus généreux de l’Union en matière de retraites.

Cela pourrait alourdir les déficits de 9 points de PIB par an à l’horizon 2035, ce qui constitue un « effet boule de neige terrifiant ». La situation de la Grèce n’est pas soutenable à long terme puisqu’elle ne dispose pas des moyens qui permettent de faire face à des déficits croissants. Des mesures d’ajustement s’imposent.Les enseignements tirés des expériences passées dans les pays de l’OCDE montrent que les ajustements sont possibles et peuvent se traduire par des baisses considérables de ratios d’endettement atteignant jusqu’à 40 points de PIB.

Cependant, les ajustements réussis se sont étalés en moyenne sur une période de 12 ans et non de 3 comme le prévoit le plan d’ajustement grec. L’ajustement a généralement été facilité par la diminution des charges d’intérêt de la dette consécutive à la baisse des taux d’intérêt. Or les taux d’intérêt sont actuellement historiquement bas, et la Grèce ne peut guère attendre de bonnes nouvelles de ce côté. Enfin, ce sont les réductions de dépenses publiques qui ont été les plus efficaces pour redresser les finances publiques par opposition aux hausses d’impôts. Ainsi, il a été demandé à la Grèce de réformer son système de sécurité sociale, en particulier les retraites, et de réduire les salaires des fonctionnaires. Les marchés, indique Laurence Boone, jugent que la Grèce aura beaucoup de mal à réaliser le gigantesque ajustement requis, d’autantqu’elle ne dispose pas du sociale des pays du Nord pays de sortir de l’ornière.

 La Grèce, rappelle Laurence Boone, a besoin à court terme (2010) de 53 milliards d’euros, avec un pic de financement en avril et surtout en mai 2010 (d’environ 20 milliards d’euros), d’où la nervosité actuelle des marchés. La Grèce devrait avoir besoin de 50 milliards en 2011 et de 50 autres en 2012. Il est très difficile de déterminer qui détient de la dette grecque. Selon des données fournies par le Trésor espagnol et jugées représentatives, 50 % des investisseurs seraient de la zone euro et 60 % européens. Cela est  a priori rassurant car ils sont censés avoir plus d’appétit pour cette dette qu’un investisseur asiatique par exemple. La comparaison entre les deux dernières mises sur le marché de la dette est néanmoins éclairante. Celle du 4 mars 2010, après des déclarations convergentes selon lesquelles un pays de la zone euro ne ferait pas défaut, s’est bien déroulée. La Grèce a levé 16 milliards d’euros d’ordres (3 fois le montant nécessaire, soit 5 milliards), à un taux montrant la confiance d’investisseurs majoritairement euro-péens et américains, et  avec peu de spéculateurs (les  hedge funds ne représentant que 2,5 % du total). À l’inverse, l’émission du 29 mars 2010 montre combien les marchés n’ont pas cru àl’annonce par les autorités européennes d’un « plan » en faveur de la Grèce. En l’absence de détails pratiques (montant et taux notamment) devant la perspective d’élections allemandes le 9 mai et le durcissement des opinions publiques par presse interposée, beaucoup se sont abstenus. La demande n’a pas excédé l’offre et beaucoup plus de banques, banques grecques qui plus est, ont été de la partie.

Le mécanisme mixte (UE + FMI) d’aide en faveur de la Grèce finalement dévoilé le 11 avril a certes rassuré les marchés. Il a été considéré comme solide, avec une aide à 3 ans permettant à la Grèce de faire ses preuves, avec un taux d’intérêt à 5 % nettement inférieur à celui du marché, suivant une formule transparente proche de celle utilisée par leFMI, et avec des montants définis pour 2010. Il reste cependant des interrogations sur le mécanisme de déclenchement de ce plan. La condition d’un vote à l’unanimité laisse également sceptiques certains investisseurs anglo-saxons qui anticipent des votes houleux dans les parlements nationaux, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas où le pouvoir est détenu par des coalitions  et où des élections sont prévues respectivement début mai et début juin. Cela se double d’un questionnement sur le rang dévolu aux différents créanciers. Si comme à l’habitude, en cas de défaut de la Grèce, le FMI est remboursé en premier, puis les Etats membres de l’UE comme la France et l’Allemagne, que restera-t-il pour les investisseurs ? D’où l’analyse de plusieurs d’entre eux qui estiment que la Grèce aurait intérêt à faire défaut sur une partie de sa dette de façon à repartir d'un meilleur pied.

LES TRAITES A L’EPREUVE DE LA SOLIDARITE

De récentes « déclarations chocs » du président du Conseil européen Herman Van Rompuy et du président du Parlement européen Jerzy Buzek, ont fait de la solidarité et de la responsabilité le socle de la construction européenne. Pourtant, comme le précise  Jean-Luc Sauron, la notion de solidarité apparaît très peu dans les traités. On la retrouve dans le préambule et l’article 2 du traité sur l’Union européenne au titre des grands principes, comme dans ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne renvoyant  à cet égard à un concept flou d’« esprit de solidarité ». Dès avant le traité de Lisbonne, pour ce qui concerne l’unioneuropéenne au titre des grands principes, comme dans ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne  renvoyant à cet égard à un concept flou d’« esprit de solidarité ». Dès avant le traité de Lisbonne, pour ce qui concerne l’union monétaire et la zone euro, la « solidarité » a été remplacée par la « prévention » et la simple « correction ». Dans le prolongement du pacte de stabilité et de croissance,  il a été prévu un volet
« informatif » via la collecte de toute une batterie de statistiques et un volet « correctif », prévoyant in fine en cas de non-respect des règles une amende (finalement jamais appliquée, en dépit du lancement récurrent de procédures pour déficit excessif). Le traité de Lisbonne dans ses articles 121, 124 et 126 n’a fait que resserrer la surveillance, qu’il assortit d’une tentative de convergence accrue avec les grandes orientations de politique économique.Jean-Luc Sauron insiste sur la nécessité pour l’Union européenne d’en finir avec le ton « invocatoire »,  surtout  à  la lecture des invectives mutuelles entre presse allemande et presse grecque. Il confie sa perplexité devant la feuille de route établie par le Conseil européen du 25 mars pour le Président Van Rompuy, d’autant plus que celui-ci paraît en avoir une conception restrictive qui aboutirait à une « zone euro à points ». Cela augure mal, tout comme le résultat des dernières élections hongroises, de l’Europe comme modèle de société viable. Il y a en 2010 une vraie difficulté en ce qui concerne le vouloir vivre ensemble communautaire.Des solutions ont été mises sur la table, jugées d’emblée peu convaincantes par Jean-Luc Sauron, qui énumère cependant les principales. Le Parti Socialiste Européen (PSE) a ainsi proposé de modifier le mécanisme de soutien des balances de paiement en vigueur (cf. article 143 du traité) en s’attaquant à son règlement d’application (article 1), de manière à  ce qu’il concerne également les pays de la zone euro. Mais la contradiction est ainsi trop flagrante entre le droit originaire et le droit dérivé, sauf à priver le droit de son sens. Vouloir invoquer le paragraphe 2 de l’article 122 du traité renvoyant aux catastrophes naturelles et aux « événements exceptionnels échappant au contrôle (d’un État) » procède de la même forme de dérive, laGrèce n’ayant pas seulement subi la situation. Le recours à l’article 352 du traité permettant selon le député européen Guy Verhofstadt de mettre en place un Fonds monétaire européen, un marché obligataire européen et une gouvernance économique, semble peu crédible, compte tenu de l’arrêt de la Cour allemande de Karlsruhe (juin 2009). Enfin, la voie d’une coopération renforcée qui ne contiendrait pas l’Allemagne (et donc pas la France) paraît très peu probable.C’est en réalité toute l’Union européenne, et pas seulement la Grèce, qui a continué à s’appuyer sur une logique obsolète, basée sur la dichotomie Est/Ouest et sur un régionalisme politique et économique dépassé en raison du changement d’échelle induit par la mondialisation. Alors que l’aventure fédérale n’est aujourd’hui plus possible, Jean-Luc Sauron préconise une stratégie fondée sur des regroupements régionaux où quelques États membres chercheraient les voies d’une meilleure convergence. Les compétences restant nationales, c’est la validation de ces procédures par les parlements nationaux, et au-delà par les peuples, qui constituerait le paramètre déterminant. Il faut inverser la logique à l’œuvre consistant à mener la politique européenne à partir des perspectives nationales.

DU GOUVERNEMENT ECONOMIQUE AU FONDS MONETAIRE EUROPEEN

La situation dans la zone euro a été caractérisée depuis 10 ans par une explosion de la dette privée en raison des bulles notamment immobilières (Irlande et Espagne), puis par son déclin après l’explosion de ces mêmes bulles. Par effet de miroir, la dette publique, après avoir été constante puis en recul, a connu une forte progression en raison du soutien accordé aux banques par les États et surtout de l’impact de la crise non seulement sur la sphère financière mais aussi sur l’économie réelle, obligeant les pays à mettre en place des politiques budgétaires. Cela posé, Cinzia Alcidi souligne que la Grèce a constitué une exception avec une progression simultanée de la dette privée et de la dette publique, sans effet de ciseau, d’où un handicap supplémentaire dans la recherche de entre un taux de croissance relativement haut et des taux d’intérêt bas conférait aux dettes d’un pays, même s’il pratiquait à outrance le déficit budgétaire, un caractère soutenable. Avec la disparition de la croissance, la perception des marchés a complètement changé et ce qui était considéré comme soutenable ne l’a plus été. Autre paramètre à prendre en considération : la dette extérieure. Celle de la Grèce est très élevée. Les ménagesgrecs ne disposent en effet pas assez d’épargne pour acheter la dette de leur propre gouvernement,détenue dès lors majoritairement par des investisseurs étrangers. 

Cinzia Alcidi souligne combien il importe d’éviter un phénomène « Argentine » en Europe, d’autant que les indicateurs grecs sont pires que ceux de l’Argentine deux ans avant sa faillite. L’effort budgétaire demandé aujourd’hui à la Grèce est considérable et lui interdit toute relance budgétaire. Sous l’effet d’un multiplicateur keynésien élevé (en raison de la faiblesse du taux d’épargne comme de celle des importations) le passage du déficit budgétaire grec de 12,5 % à 3 % du PIB conduira à une récession de plusieurs années. Au vu de ces éléments, le pire ne se situe pas tant dans le court terme que dans la consolidation d’un cercle vicieux, qui ne peut être contrecarré que par l’envoi d’un signal positif à des marchés qui commencent-mauvais présage- à envisager une restructuration de la dette grecque. Le plan d’aide du 11 avril n’est qu’une solution temporaire. L’Union européenne doit désormais envisager que d’autres crises comparables à la crise grecque sont susceptibles de se produire au sein de la zone euro. Il lui faut anticiper l’éventualité d’une mise en faillite d’un État membre. Une union monétaire maximise ce risque, mais la Banque centrale européenne indépendante n’acceptera pas d’imprimer des euros pour financer une dette souveraine, grecque ou autre. La mise en place d’un « Fonds monétaire européen » est donc « raisonnable » selon Cinzia Alcidi, en ce qu’il n’est pas simplement un mécanisme ad hoc de secours à un pays particulier mais bien un cadre général de résolution des crises. 

Dans l’idéal, un gouvernement économique européen est certes la meilleure issue, s’adossant à un projet politique construit, à condition de lui donner une assise institutionnelle solide. Un Fonds monétaire européen ou plutôt un « Fonds de stabilité européen » permettrait de minimiser l’aléa moral et de s’assurer que le défaut souverain se fasse de manière ordonnée. Ainsi, l’effet de contagion àd’autres pays européens, notamment le Portugal, pourrait être évité.

L’UNION EUROPEENNE A L’EPREUVE DE SES DEFICITS

La crise, énonce Renaud Dehousse, est souvent considérée comme un « moment formidable », un « laboratoire » d’où émergent des solutions auparavant confinées à des cercles confidentiels. À cette aune et compte tenu des développements précédents sur un moment  charnière, il aborde les considérations politiques à travers plusieurs prismes d’analyse.

Alors que l’Union européenne se croyait « débarrassée » du lourd dossier de la ratification dutraité de Lisbonne, elle découvre que tous les problèmes ne sont pas résolus et que le bénéfice des nouvelles dispositions se fait attendre. Dans ce flou généralisé et avec la crise, ce sont les acteurs nationaux qui occupent le devant de la scène, que ce soit Nicolas Sarkozy en 2008 face à la crise financière ou le couple franco-allemand face à la crise grecque de 2009/2010 ; d’où le poids des considérations électorales en décalage avec l’agenda communautaire.Avec la mise en application du traité de Lisbonne, le « jeu de chaises musicales » s’est intensifié. Il y a désormais pléthore de présidents sur le papier : président de la Commission européenne, président du Conseil européen et président de la présidence tournante du Conseil. Dans les faits, seul Herman Van Rompuy a marqué des points, notamment en convoquant un conseil des chefs d’États de la zone euro extraordinaire, au grand dam du président de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker, et en se voyant confier la mission de mener un groupe de travail sur la gouvernance économique. Un précédent illustre en la matière a été le Comité Delors chargé de réfléchir au grand chantier de l’Union économique et monétaire. Or aujourd’hui, ce n’est pas le président de la Commission qui est à l’avant-scène mais bien le nouveau président du Conseil européen, évolution significative. José Manuel Barroso est très silencieux. Son effacement et celui de la Commission, au niveau conceptuel (présentation de propositions) comme politique (avancées des négociations) devient problématique. De plus, cette discrétion n’est pas nouvelle et circonscrite au dossier de la dette souveraine. Elle s’est déjà manifestée en 2008 durant la crise financière. En 2010, pour ce qui relève de la surveillance desmarchés financiers, le véritable dialogue politique oppose Conseil et Parlement européen sans que la Commission y prenne vraiment part.Enfin, les lignes de fracture que l’Union européennedoit traiter pour assurer sa pérennité sont de deux ordres. La première, déjà largement évoquée, concerne le déséquilibre entre une union monétaire très centralisée et une union économique fort peu structurée. Le créateur de cette architecture, Jacques Delors, ne cesse d’appeler depuis le traité de Maastricht à la résolution de cette donnée fondamentale. Le mérite de la crise aura été de mettre ce déséquilibre en pleine lumière. La deuxième ligne de fracture est ce qu’il faut bien appeler la « question allemande », soit la place de l’Allemagne dans l’Europe d’aujourd’hui. On a cru la question résolue avec l’Union économique et monétaire. On voit depuis quelques semaines combien Angela Merkel n’est pas l’héritière d’Helmut Kohl mais celle de Gerhardt Schröder, privilégiant l’intérêt national sur l’intérêt européen. Il faut se garder de voir dans le Fonds monétaire européen un problème seulement technique. L’auteur de cette proposition, Wolfgang Schäuble, s’est déjà distingué il y a quinze ans par une proposition très concrète de « noyau dur »  dans une lettre ouverte au gouvernement d’alors (celui de M. Balladur). Cet appel du pied est alors resté sans réponse.Il serait dommage, conclut Renaud Dehousse que cette initiative allemande fasse à nouveau l’objet d’une « indifférence française ». Ce n’est pas en donnant des leçons de politique économique à l’Allemagne, selon lui, que les Européens, et en particulier les autorités françaises, contribueront à résoudre le problème politique.


(1)  Ce dossier a été rédigé sur la base des analyses présentées lors du 18° Rendez-vous de la mondialisation du 14 avril 2010, par Laurence Boone, chef économiste France chez Barclays Capital, Jean- Luc Sauron, maitre des requêtes au Conseil d’État et professeur associé à l’université Paris X-Dauphine, Cinzia Alcidi, Research Fellow au sein du  think tank bruxellois Centre For European Policy Studies (CEPS) et Renaud Dehousse, directeur du Centre d’études européennes de Sciences-Po. Ce  Rendez-vous a fait l’objet d’une introduction par Vincent Chriqui, directeur général du Centre d’analyse stratégique, soulignant les côtés positifs comme plus négatifs de l’Union économique et monétaire, et appelant à s’interroger plus en profondeur sur le projet politique européen et les fondements d’une discipline intracommunautaire. Le  Rendez-vous a été animé par Agnès Bénassy-Quéré, directrice du CEPII.

 

 

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