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Les rendez-vous de la mondialisation

Mondialisation

Dossier n° 17 - « Mondialisation : la santé en crise ? »

17/01/10

La première des mondialisations fut celle des maladies infectieuses. A l’heure d’une circulation rapide des biens et des personnes, les risques de crise sanitaire se multiplient, mais les réponses apportées restent le plus souvent nationales. Il convient de s’interroger sur la manière dont les politiques de santé nationales répondent à cette interdépendance, de mesurer le rôle et les objectifs des nouveaux acteurs privés aux côtés des Etats et d’analyser l’impact des stratégies des grands acteurs industriels mondiaux sur la santé des populations. Enfin, le concept même de la médecine et de la santé dépend non seulement des progrès de la science mais également d’une vision du vivre ensemble1 .

PANDEMIES ET CRISES SANITAIRES : LA MONDIALISATION DES PATHOLOGIES

Le professeur Marc Gentilini rappelle que pendant quarante ans il a entrepris de démontrer l’existence de pathologies différentes au Nord et au Sud. Le Nord a longtemps présenté des caractéristiques propres renvoyant à une société riche et vieillissante (obésité, déprime ou dépression, accidents sur la voie publique, dégénérescence du squelette…). Alors que les avancées médicales semblaient définitivement acquises, l’apparition du Sida en 1980 a bouleversé les analyses. On a alors réalisé que les pathologies du Sud, à dominante infectieuse, prospérant sur les déficiences nutritionnelles, pouvaient aussi s’installer ou se réinstaller au Nord. Mais les pays du Sud connaissent également désormais des maladies du Nord (hypertension, diabète…). La mondialisation des maladies, partout et pour tous, est réalisée. L’annonce d’une pandémie de grippe A en 2009 paraît s’inscrire parfaitement dans cette évolution. En vérité, selon Marc Gentilini, les sombres pronostics avancés depuis avril 2009 étaient principalement dus au tropisme de la l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dirigée précisément par une spécialiste du virus grippal. Marc Gentilini souligne l’importance de la campagne menée dans les pays européens comparativement à celle lancée aux Etats-Unis pour une maladie qui n’a pas atteint les sommets annoncés et qui a présenté des signes de faiblesse dès septembre 2009. Cette pathologie a pourtant mobilisé 3 milliards d’euros, trois fois le coût du Plan Cancer français. Autres comparaisons éclairantes, le rapprochement avec les 800 millions de dollars versés à la Global Alliance for Vaccines and Immunisation (GAVI) pour permettre aux pays pauvres de mener des campagnes de vaccination, et surtout avec les 9 milliards de dollars nécessaires à la reconstruction d’Haïti. Marc Gentilini s’élève tout particulièrement contre les « experts terroristes », abrités derrière le principe de précaution et poussant les décideurs publics à l’erreur. Mettre en parallèle les chiffres, en rappelant par exemple les 500 000 morts du paludisme durant les six premiers mois de 2009, n’est pas de nature, constate-t-il amèrement, à « éveiller les consciences » à moins d’évoquer les 254 morts de la grippe A en France en parallèle avec les 353 décès de sans domicile fixe dans la même période en Île-de-France.   Derrière les problèmes sanitaires se joue une dimension éthique. Il n’est tout simplement plus possible de consacrer égoïstement des moyens d’envergure à son seul profit en laissent l’autre dans une situation précaire. Un changement radical s’impose à court terme dans un monde « en  partage. ».  Aucune  « ligne  Maginot »  ne pourra contenir les maladies infectieuses venues d’ailleurs et les citoyens doivent apprendre à partager le droit à la santé La seule solution efficace réside dans une politique sanitaire internationale portée par l’OMS, à condition que celle-ci se consacre à sa vraie mission, et ne se focalise pas comme elle vient de le faire sur l’extrapolation d’une maladie à venir.  

LES NOUVEAUX ACTEURS DE LA SANTE

Si important soit-il (intervention auprès des blessés en urgence, identification des premiers besoins en nutrition, ouverture de dispensaires…) le rôle des organisations non gouvernementales (ONG) reste cependant relatif, pose d’emblée Rony Brauman. La médecine qui s’y déploie est « fragmentaire » sur le plan géographique et centrée sur des thématiques spécifiques (paludisme, SIDA…). Elle peut également être « lacunaire », marquée par des choix institutionnels, budgétaires, voire médiatiques orientant les actions stratégiques. Il y a cinq ans, l’urgence sanitaire pour le tsunami a été fabriquée de toutes pièces avec le concours de l’OMS annonçant des épidémies dévastatrices. Les ONG ont en revanche vraiment changé la donne en ce qui concerne le regard porté sur certaines maladies (le SIDA en premier lieu) et les procédures d’accès aux médicaments. Tout ceci ne peut cependant pas déboucher sur une politique de santé publique. Une autorité de santé publique gouvernementale orchestrant les actions menées et autour de laquelle s’agrégeraient les ONG reste d’une importance primordiale.  Sur ce terreau d’une attente fondamentale en matière de santé se construisent discours et déviances, selon Rony Brauman. Ce dernier s’élève notamment contre l’importance prise par les modèles mathématiques, débouchant toujours, de la vache folle à la grippe A, sur des prévisions de mortalité catastrophiques et au final non avérées. Si la modélisation est en elle-même nécessaire, il faut remettre en cause ces modèles en ce qu’ils favorisent certains positionnements, tout particulièrement ceux de l’industrie pharmaceutique. L’évolution de cette dernière en vingt-cinq ans est saisissante pour Rony Brauman. Il souligne le passage d’une économie industrielle aux mains de praticiens à une économie financière aux mains de managers soumis à des taux de rendement « extravagants ». Circonstance aggravante, la recherche clinique s’appauvrit (à part le cas des rétroviraux) en se contentant de pousser jusqu’à leur paroxysme les paradigmes existants. Citant la revue Internet  PLoS (article de l’automne 2009), Rony Brauman s’insurge contre la mainmise quasi exclusive de l’industrie pharmaceutique qui concentre la mise en œuvre, l’interprétation et la publication des essais cliniques. Pour éviter la marchandisation de la santé et la transformation de molécules à faible valeur thérapeutique en médicaments à prix élevés, il propose comme première initiative concrète de libérer les essais cliniques et leur publication en les plaçant sous le contrôle d’agences indépendantes. Le jeu des acteurs deviendra ainsi plus ouvert. Le surcoût possible se trouvera compensé par les économies résultant de la prévention d’accidents toxicologiques et de la suppression des molécules sans effets. Le renforcement de la dimension éthique viendra étayer le bien-fondé de cette démarche.  

LA SANTE FACE AUX STRATEGIES PRIVÉES DANS LE MONDE

En tant qu’économiste de la santé, Gérard de Pouvourville rappelle que la santé, au même titre que l’éducation, représente un investissement en capital humain essentiel pour la croissance économique des pays en développement. Sans investissements en santé, l’espérance de vie est trop courte pour permettre une accumulation suffisante de capital financier et enclencher la spirale positive du développement économique. Ainsi, la croissance donne aux Etats les moyens d’améliorer la santé de leur population, ce qui génère à nouveau de la croissance et facilite la progression de la protection sociale tout en permettant l’investissement dans l’éducation supérieure. Se constitue alors un réservoir de connaissances scientifiques pouvant déboucher sur de nouveaux outils thérapeutiques.  Aujourd’hui, ce sont les entreprises qui prennent le risque de développer et de valoriser des connaissances élaborées par la communauté scientifique. Il faut donc une « cohabitation harmonisée » entre l’industrie privée du secteur de la santé, prenant appui sur le capitalisme financier, et les systèmes publics de protection sociale dans les Etats. C’est le cas en France et en Europe, sous la forme d’autorités d’enregistrement d’accès aux marchés, et de négociation serrées entre pouvoirs publics et entreprises pharmaceutiques.  Confier la recherche clinique à des agences cliniques n’est pas forcément synonyme d’économies. Le volume de financement nécessaire pour conduire des recherches de qualité dépasse les capacités financières des Etats. Le secteur pharmaceutique est aujourd’hui le premier investisseur privé mondial en recherche et développement (à hauteur de 20 % de la R & D). Le laboratoire américain Pfizer, numéro 1 mondial, y consacre 5,5 milliards par an (10 % de son chiffre d’affaires, taux moyen dans le secteur), alors que le budget conjoint annuel CNRS/Inserm s’élève péniblement à 1 milliard d’euros. Il faut également tenir compte du niveau toujours plus élevé de preuves (cf. l’efficacité comparative des médicaments) demandé notamment par l’Agence européenne du médicament. Le secteur pharmaceutique n’est pas pour autant exempt de critiques. Le SIDA a, selon Gérard de Pouvourville, révélé qu’il ne travaille depuis vingt ans que pour les pays du Nord. Les innovations thérapeutiques mises sur le marché concernent les seules maladies de civilisation, et sur les 800 milliards de dollars annuels de chiffre d’affaires, 75 % sont réalisés aux Etats-Unis, au Canada et en Europe de l’Ouest. La prise de médicaments en Chine, « marché du futur », devrait augmenter de 20 % par an dans les cinq ans à venir, mais l’Afrique reste laissée pour compte en matière d’accès aux soins et aux médicaments de base. Cette dichotomie Nord/Sud a été d’autant plus criante dans le cas du SIDA que les entreprises pharmaceutiques faisaient valoir des droits de propriété intellectuelle (et donc une période de protection d’exploitation) justifiés en principe économiquement par l’ampleur des investissements réalisés. Cette attitude devient choquante, en convient Gérard de Pouvourville, quand elle concerne un fléau décimant une population jeune, donc en âge de produire, entraînant la ruine de tout un pays. Pour des raisons éthiques, les laboratoires ont dû accepter des dérogations majeures. Mais les pays pauvres continuent à payer le prix de la contrefaçon croissante des médicaments, d’autant plus dangereuse qu’elle donne l’illusion de bénéficier de soins efficaces tout en les payant beaucoup moins cher.  Gérard de Pouvourville conclut sur l’existence d’un autre problème, Est/Ouest. Il existe un « corridor de prix » dans l’espace européen, d’où des prix relativement élevés pour les Etats membres les moins riches. Il faudrait sans doute mettre complètement à plat en Europe et mieux coordonner les modèles de fixation des prix, pour un meilleur transfert des richesses. Mais les Etats restent jaloux de leurs prérogatives en matière d’organisation des systèmes de santé et soucieux avant tout de la maîtrise des dépenses.

ETHIQUE INTERNATIONALE ET SANTE

Le fondement de la médecine, énonce Jean- Claude Ameisen, réside dans la reconnaissance du droit de toute personne en souffrance de ne pas être abandonnée et de recevoir une aide. L’émergence du concept de « choix libre et informé » est allée de pair avec une nouvelle définition de l’OMS fondée sur le bien-être physique, psychique et social. S’impose ici l’idée que la santé ne peut pas véritablement se construire de l’extérieur mais bien avec la personne, non pas comme une « simple » absence de maladies, mais comme un « champ des possibles » (cf. la notion de « capacité » chez l’économiste Amartya Sen). A côté de cette inscription de la santé dans quelque chose qui la dépasse et dans la reconnaissance d’une autonomie, il y a la prise de conscience plus récente de la difficulté à bâtir des solidarités sans phénomènes d’exclusion et de stigmatisation. Le nouvel accès aux médicaments (alors que les principes de la propriété intellectuelle en ce domaine remontaient au XIXème siècle), l’essor des associations de patients au nom d’une approche collective, montrent que désormais la prévention et le traitement doivent s’appuyer sur le respect des droits de l’homme et surtout sur les droits de la femme. De la place de l’individu dans la société dépend également la propagation ou non du virus à combattre. Que la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) ait été concomitante aux définitions de l’OMS (1947) vient corroborer cette analyse. Dans le contexte de la mondialisation, le regard que nous portons sur « nous » reste différent de celui que nous portons sur les « autres ». Par exemple, la transmission au Nord des pathologies du Sud est longtemps apparue comme une catastrophe touchant l’humanité toute entière, tandis que les « maladies négligées » demeurent essentiellement les maladies des pauvres. Mais le sentiment nouveau que ces maladies ne sont plus une fatalité grandit. Les catastrophes comme l’ouragan Katrina ou le séisme survenu en Haïti ont remis en cause le postulat de Koch selon lequel à un bacille donné correspond une maladie spécifique. Les causes s’avèrent multiples et révèlent des vulnérabilités préexistantes. La seule réponse biologique ne suffit pas et passe aussi par l’application de principes universels dans l’adaptation aux besoins et aux risques de chaque population. Une étude de 2006 sur la grippe espagnole des années 1930 a cherché à identifier un facteur de mortalité  via la consultation des registres dans tous les pays où ce virus très dangereux a sévi. Elle a mis au jour une corrélation linéaire avec le revenu moyen par habitant : 10 % de revenu en moins signifiait 10 % de mortalité en plus. La manière dont nos sociétés construisent la santé ne dépend pas seulement des progrès de la science mais aussi de la vision du « vivre ensemble ». Amartya Sen a de même démontré que les grandes famines dans son pays, le Bengladesh, étaient moins dues au manque de nourriture qu’à la mauvaise répartition des ressources disponibles, ce qui a directement à voir avec la démocratie. Toute une série d’arbitrages à première vue éloignés des enjeux de santé peuvent au contraire avoir des conséquences importantes. Autre paradigme à prendre en compte en matière de santé, le principe de précaution. Il devrait selon Jean-Claude Ameisen, renvoyer à la manière d’identifier les personnes les plus vulnérables devant tel ou tel risque. On ne peut enfin pas faire l’impasse sur une réflexion économique quand on s’interroge sur l’éthique de la santé. Ne pas avoir de système de santé coûte de l’argent et en avoir un entraîne par définition des dépenses. Dépenser moins devient le premier objectif, voire la seule obsession. Il faut aller plus loin comme l’a fait la commission Stiglitz, et s’interroger vraiment sur ce que rapporte la santé, car un bon état de santé est un élément de richesses pour un pays mais aussi pour l’humanité.En tant que présidente de séance, Alice Dautry met au final l’accent non sur la nouveauté de la mondialisation mais sur son ampleur et son accélération, encore aggravée par l’urbanisation galopante des pays pauvres et les méfaits induits par la promiscuité. Depuis l’épidémie de STRAS, la perception du phénomène de diffusion des maladies a heureusement évolué. Un signe positif est la reconnaissance d’approches disciplinaires complémentaires des scientifiques en partenariat avec des ONG, par exemple. Alice Dautry insiste sur la dimension éthique, à deux niveaux. Imposer les visions du Nord dans les pays du Sud est improductif, d’où la nécessité d’approches passant aussi par les sciences humaines. Mais il faut surtout s’intéresser davantage à la condition des femmes : 60 % des femmes enceintes dans certains pays africains sont séropositives et traitées en parias, alors que ce sont elles qui sont le plus souvent le moteur de l’économie. Le fait de concentrer les essais cliniques sur les hommes et non sur les femmes pose alors question. Enfin, Alice Dautry conclut que sans santé il n’y a pas de paix mais seulement des déséquilibres politiques, des crises à répétition et des vagues de migration de populations sans défense.  


( 1 ) Ce dossier a été rédigé sur base des analyses présentées lors  du Rendez-vous de la mondialisation du 27 janvier 2010, par Marc Gentilini, professeur de médecine et membre de l’Académie de médecine, Rony Brauman, médecin et professeur à Sciences-Po, Gérard de Pouvourville, titulaire de la Chaire Essec Santé et Jean-Claude Ameisen, président du comité d’éthique de l’Inserm, sous une présidence de séance d’Alice Dautry, directrice générale de l’Institut Pasteur. Ce Rendez-vous a été introduit par Claudie Haigneré ancien ministre et présidente d’Universcience avant un mot d’ouverture de Vincent Chriqui, directeur général du Centre d’analyse stratégique. Cette séance doit également beaucoup à l’appui scientifique de Jean- Jacques Denis, médecin et chargé de mission au Centre d’analyse stratégique.  

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